
Sortir d’un aéroport, c’est naître. Même quand on travaille pour la Compagnie, une obscure multinationale qui transplante de l’ailleurs en plein cœur d’ici, au milieu d’une cité étrange, polymorphe et pantagruélique, dont les règles vous échappent. Un chauffeur affable viendra pourtant gentiment vous chercher, un patron conciliant vous installera devant un ordinateur, garni d’une rassurante collection de tableurs, il vous présentera des collègues souriants mais fantomatiques.
Pour le reste, il faudra vous débrouiller seul. Apprendre à survivre dans une ville inconnue, à communiquer avec des miroirs, à vous mouvoir dans un environnement où la pensée prime sur la matière, à trouver votre chemin dans le multivers. Soyez prêt à sauter des trains en marche, à fuir les temples maudits, les saints enturbannés, à ramper dans les boyaux étriqués qui percent la cité. Mais surtout, méfiez-vous des corbeaux.


Extrait de la Bande Originale du Livre
1. Transmigration
prendre quelques notes, me dis-je en sortant des nuages, des notes, des notes vite, pour conserver des impressions, des odeurs, des sons, garder des traces de l’autre côté, des souvenirs de ce jardin, d’avant, des senteurs d’herbe sèche, du vent qui balaie les rires et la fumée des cigarettes, de ces gens dont je ne me rappelle déjà plus les noms, de leurs visages déjà transparents, mémoriser un petit quelque chose de cette vie passée avant qu’elle ne disparaisse complètement, avalée dans l’ici et le maintenant, le néant finalement, le sourire translucide des anges accompagne notre descente du ciel, adieu les nuages, adieu les étoiles, adieu le vide, adieu le vin légèrement acide qu’on nous servait à
volonté, comme pour forcer l’oubli, des notes, vite, des notes, avant d’être de nouveau avalé par la logorrhée du monde, emporté dans le méandre des couloirs, des notes avant que je ne me perde en transit définitivement, infiniment en transit, dans les limbes, il est sans doute déjà trop tard, la bouille de lieux et de visages s’effacent dans la translation du tapis roulant qui m’avale déjà, dans ces corps qui se reconstituent déjà, s’amassent déjà, se concentrent pas à pas, emportés par un flux encore indifférencié, sans contours, sans odeurs, sans lumière ou si blanche ou si claire, si transparente, j'aurais dû prendre des notes, conserver des impressions, écrire, garder des traces, mais où,
sur quoi, comment, j’ai déjà oublié la phrase dont je voulais me souvenir, je dors en marchant, j’arrive juste et il est déjà trop tard, je suis mort comme on dit, fatigué, éreinté, je traverse des couloirs lumineux de silence, immobile, ou tout comme, je glisse au milieu de portraits magnifiques mais sans éclat, éteints en quelque sorte, ou morts, ou l’inverse, sans nom, sans histoire, ils ne sont que là et ça semble leur suffire, des images sur les bords de la route de l’avenir, traversées à la verticale, en apesanteur en somme, flotter dans l’air une seconde encore, avant la chute des escalators, le retour de la gravité, de la pesanteur, violemment projeté vers le sol, les murs, le monde en dur,
ces surfaces planes tapissées de têtes de femmes, de corps de femmes, fardées, faméliques, anorexiques même, alourdies par les bracelets d’or qui ceignent leurs poignets, insensibles aux vapeurs des liqueurs qu’elles nous vantent, aux parfums qu’elles nous vendent, trop lourds, trop bruns, trop épais, par trop capiteux, vulgaires presque, comme les plaisirs d’ici-là, si lourds, si bas en somme, sourds à l’émergence du jour, dissous dans les promesses d’un demain, lointain un peu flou, nébuleux, mais qui nous tend les mains, qui nous entraîne, qui nous aspire vers la sortie, là, au bout de cet espace étrange, informe, identique, indéfini comme partout encore, comme avant déjà, des reflets, des reflets, des
reflets partout et encore ces visages, éparpillés dans la transparence du couloir, de plus en plus étroit, serré, compressé, condensé, prêt à prendre corps, encore, une nouvelle fois, une longue file de femmes et d’hommes qui s’entassent dans la queue, se pressent, se poussent, impatients d’en sortir, jaillir, venir au monde en somme, éjecté violemment sur le plexiglas, la tête collée sur la vitre devant ce gros moustachu à la peau sombre et aux yeux rouges comme des bouts de charbon, les pupilles si larges qu’on dirait deux gouffres ouverts sur l’enfer, elles m’avaleraient tout entier s’il n’y avait cette drôle de cahute transparente, invisible mais solide, dure, infranchissable, en tout cas pas
dans cet état éthéré, il faut d’abord être mesuré, photographié, identifié, jugé en somme, ce démon m’attribue un numéro, me donne un nom, me tamponne, à plusieurs reprises, avec acharnement, une violence insensée, il m’insère dans sa machine à créer des hommes, des administrés, des corps prêts à être classés, triés, classifiés, il dit toi à droite, toi à gauche, toi tu y vas, toi tu restes là, et moi je sors, validé, épuisé, éreinté, vivant quoi, craché dans l’étuve de ce corps qui se met à suer par tous ses trous, je crie, je pleure à peine plongé dehors, brûlé par les premières lueurs de l’aube, étouffé par la chaleur de ce monde inconnu qui sent l’essence, la cigarette et l’encens, et lui là, ce type qui
rigole de toutes ses dents dans ses vêtements délavés, sa casquette de chauffeur légèrement sur le côté, hilare le type avec son panneau, il rit quand il me voit tituber, éberlué, à peine né, il rit en opinant du chef quand je pointe un doigt mou et désarticulé le nom qu’on vient de me donner, c’est toi demande-t-il, c’est ton nom, précise-t-il devant mon air incrédule, je vérifie que l’information correspond au patronyme sur mon passeport et acquiesce, la Compagnie m’a envoyé te chercher, dit-il avant de